Lundi 12 décembre et Mardi 13 décembre 2022
Enquête sur Jésus de Nazareth – En quête de Jésus le Christ
La Traversée de la nuit – Monter vers Jérusalem : quelle est ta véritable richesse ?
Nous sommes les héritiers, sous l'influence de la pensée grecque, d'une séparation entre le spirituel et le matériel : d'un côté, le monde des convictions, notre spiritualité, notre foi, nos croyances ; et d'un autre côté, le monde matériel où la possession des biens, dont l'argent, serait laissé aux lois de l'économie, des lois d'airain…
La question de l'argent fait débat dans l'Eglise. Certains adeptes de l'Evangile de la prospérité voient dans la possession de richesses uniquement le signe de la bénédiction de Dieu sur la vie d'un individu. D'autres, plus marqués par un discours critique à l'endroit de l'argent, font de lui le diable personnifié. En ce temps de Noël, où Dieu vient au monde en Jésus, pauvre parmi les pauvres, Emmanuel né dans une mangeoire, il est bon de reprendre la question de la possession des biens à partir d'un parcours biblique du Premier Testament jusqu'au Nouveau Testament.
Que nous dit le Premier Testament ?
La richesse signe de la Bénédiction de Dieu
Pour l'humain biblique, la richesse est la concrétisation de la bénédiction de Dieu. Les Hébreux sont très concrets : quand ils parlent de bénédiction, ils indiquent quelque chose qui doit se voir, s'éprouver, s'expérimenter. Ainsi, la richesse devient le signe concret de la bénédiction de Dieu.
Les Patriarches possèdent riches troupeaux, famille et descendance nombreuses : autant de signes du regard bienveillant du Créateur sur leur existence. Il n'est jamais honteux de posséder, d'être riche : c'est le message fondamental qui éclate dans l'Ancien Testament et se poursuit dans le Nouveau jusqu'à l'Apocalypse. Les biens sont le signe que l'être humain gère la création, le monde tel que le Créateur le lui a remis et confié. Signe que nous vivons sous le regard d'un Dieu qui donne, d'un Dieu généreux.
Deutéronome 15,4 : « Toutefois, il n'y aura pas de pauvre chez toi, car l'Éternel te bénira dans le pays que l'Éternel, ton Dieu, te fera posséder en héritage ».
Il ne suffit pas de dire que les biens sont, fondamentalement, l'effet de la bonté de Dieu et du travail humain. La question surgit parce qu'il y a inégalité dans la répartition des biens. Cette inégalité est perçue et dénoncée comme un scandale : si Dieu est le Créateur, s'il aime l'ensemble des enfants du peuple d'Israël et de l'humanité, ces biens sont destinés à tous. Dieu va donc se faire le défenseur des pauvres et il va demander aux riches ceci : le fait d'être béni de Dieu entraîne une responsabilité. Quelle responsabilité ? User du surplus de la richesse pour atténuer le déséquilibre entre ceux qui ont trop et ceux qui ont trop peu.
Le Premier Testament se montre très novateur par la mise en place de règles inhabituelles dans le monde de ce temps :
- Le glanage est l'injonction à ceux qui moissonnent de laisser le pauvre, l'émigré, la veuve glaner après le passage des moissonneurs.
- La pratique de l'année sabbatique : tous les sept ans, on remet les compteurs à zéro. Les esclaves doivent être libérés et les dettes annulées. Législation utopique, réellement pratiquée ? Oui, à certains moments : pour preuve, une petite incise qui dit « Tu n'exigeras pas le remboursement de ta dette la sixième année », pour éviter de la faire la septième ! Nous sommes au deuxième millénaire avant le Christ et déjà le peuple d'Israël perçoit ce que les économistes nommeront la « spirale de la paupérisation », la spirale de l'endettement. L'année sabbatique veut offrir aux plus démunis, non seulement la possibilité de se remettre à flots, mais aussi d'être restaurés dans leur humanité. Il n'y a pas visée égalitariste dans cette pratique d'Israël. Cependant, si le pauvre doit investir toute son énergie à tenter de survivre, de se nourrir, c'est son humanité qui est perdue. D'où la législation du Deutéronome. C'est un droit que l'on reconnaît aux plus démunis : ce n'est pas un programme de charité. C'est préserver son droit, respecter son humanité.
- L'année du Jubilé : tous les cinquante ans. Prescription tout à fait novatrice par laquelle Israël s'est distinguée dans les peuples du Proche Orient, par cette intime solidarité de tous les membres du Peuple : on ne peut accepter que le pauvre, ni la terre, soient dégradés.
Lévitique 25,8 : « Tu compteras 7 années sabbatiques, 7 fois 7 ans, c’est-à-dire 49 ans.
10 Vous ferez de cette cinquantième année une année sainte, vous proclamerez la liberté dans le pays pour tous ses habitants. Ce sera pour vous le jubilé : chacun de vous retournera dans sa propriété et dans son clan. 11 La cinquantième année sera pour vous le jubilé : vous ne sèmerez pas, vous ne moissonnerez pas ce que les champs produiront d’eux-mêmes et vous ne vendangerez pas la vigne non taillée, 12 car c’est le jubilé ; vous le considérerez comme saint. Vous mangerez le produit de vos champs. 20 Peut-être vous dites-vous : ‘Que mangerons-nous la septième année, puisque nous ne sèmerons pas et ne ferons pas nos récoltes ?’ 21 Je vous accorderai ma bénédiction la sixième année et elle donnera des produits pour 3 ans. 22 La huitième année, vous sèmerez et vous mangerez de l’ancienne récolte ; jusqu’à la neuvième année, jusqu’à la nouvelle récolte, vous mangerez de l’ancienne ».
- La dîme: c'est le dixième des produits récoltés, en faveur des Lévites qui n'ont pas de terre en Israël et se vouent au service du sanctuaire.
- L'offrande des prémices : première gerbe de blé, de moissons d'orge, premiers fruits, premiers nés dans le troupeau… Offerts ! Cette offrande est aussi un geste symbolique de « lâcher-prise » : j'offre une toute petite part de mes biens, mais je reconnais que ces biens, s'ils sont le résultat de mon travail, n'existeraient pas sans la générosité du Dieu créateur. Je reconnais que je ne suis pas à l'origine, dans une espèce de toute puissance. L'être humain ne se reconnaît pas dans la maîtrise totale de ses biens, mais nous vivons, adossés à un Dieu généreux.
Que nous dit le Nouveau Testament ?
« Vous ne pouvez pas servir deux maîtres : vous ne pouvez servir Dieu et Mammon » (Luc 16,13)
Cette formule de Jésus est centrale en ce qui concerne notre rapport aux biens. La grande question du Deutéronome était : comment répartir les biens ? Question d'ordre éthique, moral. Par cette parole, Jésus met au premier plan la position spirituelle. Il ne dit pas : « Vous ne pouvez pas servir Dieu et l'argent », comme traduisent parfois nos bibles ou les textes liturgiques. Il dit : « Dieu et Mammon ». « Mammon » est cette petite idole araméenne, à laquelle on va offrir quelque chose, parce qu'elle est gage de la réussite des affaires, de la fécondité, de la fertilité… Mammon, c'est l'argent idolâtré, à qui on va confier le rôle d'assurer la sécurité dans la vie ! Jésus ne dit pas : Vous ne pouvez pas être riches et croyants en même temps ; mais : Vous ne pouvez pas investir votre sécurité, à la fois en Dieu et dans l'argent à qui vous allez demander s'assurer la sécurité de votre vie. Tant il est vrai que l'argent est souvent présenté comme ce qui va constituer un rempart contre la fragilité et la mort !
Peur de manquer, angoisse face la mort
Cette intuition de Jésus est à la fois spirituelle et psychologique ; elle signifie ceci : l'argent idolâtré se propose de venir calmer notre peur de manquer et notre angoisse de la mort qui se cache derrière. En quoi est-ce une mise en danger spirituelle ? Si je considère que l'argent vient calmer ma peur de manquer, de mourir, je ne vais absolument pas écouter les injonctions au partage. Parce que la peur de manquer, de mourir, est insatiable, sans limites : il faut donc que j'accumule la totalité de ce que je puisse accumuler. Alors, la cupidité n'a pas de fin parce que cela s'enracine profondément sur une insécurité viscérale.
« Insensé, cette nuit-même, on te redemande ta vie, ton âme… » (Luc 12,20)
C'est une image tragique : au moment où cet homme se dit « mange, bois, réjouis-toi ; je vais augmenter la surface de mes greniers et engranger ma récolte », les anges de la mort lui redemandent sa vie ! La sécurité qu'il pensait trouver dans l'accumulation des possessions est totalement illusoire !
En qui places-tu ta sécurité ? Qu'est-ce que la possession fait de moi ?
En Dieu ou en tes possessions ? Si c'est dans l'argent, la convoitise, la cupidité n'aura plus de mesure et tout appel à la solidarité tombe à plat. La question n'est plus : que fais-tu de ton argent ? Mais : qu'est-ce que l'argent fait de toi ? L'argent a ce pouvoir d'éveiller en nous, d'aller chercher en nous nos besoins les plus profonds. Et l'argent peut devenir le pilote de ma vie, de mon énergie.
Est-ce que je suis au service de l'enrichissement, de ces représentations qui identifient la réussite de la vie avec la réussite matérielle ? Alors je deviens l'instrument de l'argent idolâtré et dont j'ai fait « Mammon ». Ou bien, est-ce moi qui pilote ma vie ? L'argent n'est pas le maître de ma vie, mais un instrument qui me permet de créer du bonheur, d'ouvrir des relations. Qui va me permettre la générosité et, ainsi, calmer ma peur de ne pas avoir…
Zachée, en illustration
Il est riche et, en même temps, détesté ! Totalement isolé. Alors, Jésus lui dit : « Il me faut, aujourd'hui, demeurer chez toi » (Luc 19,5). Jésus lui demande l'hospitalité et lui permet de prendre distance de sa cupidité et de sa convoitise. Ainsi Zachée va déclarer vouloir remettre une partie de ses biens aux pauvres, rembourser jusqu'au quadruple le tort qu'il a fait. L'argent qui l'isolait devient argent qui lui permet de créer des relations. Zachée retrouve sa liberté. Il ne lui est pas demandé de devenir pauvre mais de donner une autre fonction à ses possessions : l'argent n'est plus la protection illusoire de la personne, mais un moyen de créer du lien, dans la générosité.
Voir la vidéo sur le récit de Zachée
Parabole de Lazare et du Riche : Luc 16,19-31
Une des paraboles les plus connues et commentées : elle participe à la réflexion chère à l'évangéliste Luc autour de la question des richesses.
Elle met en scène le sort céleste et terrestre de deux protagonistes : Lazare et un homme riche. Avec une description, surtout en ce qui concerne l'au-delà, qui emprunte à des représentations mythologiques classiques et où l'on retrouve le fait que le comportement sur cette terre conditionne le sort dans l'au-delà.
Son succès chez les commentateurs ne signifie pas qu'elle soit toujours bien interprétée.
Traversée de la Parabole dans son déroulé
Une histoire qui se déroule en quatre temps :
1er moment (19-21) : ces versets mettent en scène deux personnages aux antipodes.
D'un côté, 19 « un homme riche, vêtu de pourpre et de lin fin, qui faisait chaque jour des festins somptueux ». De l'autre, « 20 devant son portail un pauvre nommé Lazare, couvert d'ulcères », qui
21 « aurait bien voulu se rassasier de ce qui tombait de la table du riche ; mais les chiens, eux, venaient lécher ses ulcères ». Contraste frappant, en ce début de parabole : une opposition absolue, mais sans aucun jugement moral. Contrairement à la façon que nous avons de qualifier la parabole (Parabole de Lazare et du mauvais riche), à aucun moment on nous dit que le riche est mauvais.
En revanche, on constate que le riche n'a pas de nom alors que le pauvre porte un nom : Lazare = Eléazar = mon-aide-vient-de-Dieu. Un contraste se met en place : d'un côté, un homme dont l'identité est dans ses possessions (riche) et de l'autre, un homme dont l'identité est portée par son nom qui le relie à Dieu.
2ème moment (22-23) : une fois que le décor est planté, le nœud qui va faire tout basculer : « 22 Or le pauvre mourut, et les anges l'emportèrent auprès d'Abraham. Le riche mourut aussi, et on l'enterra ». Renversement de situation : « 23 Au séjour des morts, il était en proie à la torture ; levant les yeux, il vit Abraham de loin et Lazare tout près de lui ». Apaisement classique qui nous est donné : le sort de l'un est inverse de ce qu'il avait sur terre.
3ème moment (24-26) : un premier dialogue entre le riche et Abraham. « 24 Alors il cria : “Père Abraham, prends pitié de moi et envoie Lazare tremper le bout de son doigt dans l'eau pour me rafraîchir la langue, car je souffre terriblement dans cette fournaise. 25 – Mon enfant, répondit Abraham, rappelle-toi : tu as reçu le bonheur pendant ta vie, et Lazare, le malheur pendant la sienne. Maintenant, lui, il trouve ici la consolation, et toi, la souffrance. » : le riche implore pour lui-même. Images classiques de l'enfer : cela brûle d'un côté ; au paradis tout va bien. Réponse d'Abraham : 26 « Et en plus de tout cela, un grand abîme a été établi entre vous et nous, pour que ceux qui voudraient passer vers vous ne le puissent pas, et que, de là-bas non plus, on ne traverse pas vers nous ». Tragique de la situation : il n'y a aucune possibilité de passer d'un côté à l'autre. Le grand abîme ; c'est un peu comme si on disait : de la même manière qu'il n'y a pas eu de passage entre toi et Lazare de ton vivant, il n'y a pas de passage ici entre Lazare et toi. Nous sommes en face d'une sorte de rétribution assez terrible !
4ème moment (27-31) : deuxième partie du dialogue, deuxième tentative du riche. « 27 Le riche répliqua : Eh bien ! père, je te prie d'envoyer Lazare dans la maison de mon père. 28 En effet, j'ai cinq frères : qu'il leur porte son témoignage, de peur qu'eux aussi ne viennent dans ce lieu de torture ». Réponse d'Abraham en deux temps : « 29 Abraham lui dit : Ils ont Moïse et les Prophètes : qu'ils les écoutent ! » : écouter la Loi et les Prophètes devrait suffire ! Deuxième temps de la réponse :
« 30 Non, père Abraham, dit-il, mais si quelqu'un de chez les morts vient les trouver, ils se convertiront. 31 Abraham répondit : S'ils n'écoutent pas Moïse ni les Prophètes, quelqu'un pourra bien ressusciter d'entre les morts : ils ne seront pas convaincus. » Une sorte d'impossibilité de répondre à la demande par la résurrection elle-même, un miracle même ne suffirait pas. Seule l'écoute de la Torah et des Prophètes est apte de permettre à tes frères d'échapper au sort qui est le tien.
Interprétation
Comment interpréter cette parabole autrement que dans une sorte de menace adressée à ceux qui ne seraient pas généreux avec les autres ? Qu'est-ce qui est mis en scène ici ? La question n'est pas d'abord morale mais anthropologique. Que se passe-t-il entre le riche et Lazare : à aucun moment, le riche ne rencontre Lazare (19-21). Le tragique de l'histoire, suggéré par Jésus, c'est qu'à aucun moment cet homme riche n'a rencontré Lazare, ni même ne l'a vu. Il ne le voit qu'à partir du moment où il s'est reconnu dans une situation analogue à celle de Lazare. Dès lors que le riche s'est trouvé dans la souffrance, dans le manque, il a vu Lazare et a compris que ce pauvre était son frère. Tant qu'il demeurait dans la richesse, il ne parvenait pas à voir quelqu'un qui n'avait aucun point commun avec lui.
La parabole est une invitation, adressée à chacun de nous, à nous décentrer de nous-mêmes, de notre petit « moi », pour nous ouvrir à l'autre et le reconnaître comme un autre nous-mêmes. Non pas dans le plein, la force et la richesse, mais dans le lieu du manque, de l'abandon et du lâcher-prise.
D'où l'importance de la figure d'Abraham. « 22 Or le pauvre mourut, et les anges l'emportèrent auprès (dans le sein) d'Abraham » : Abraham est défini dans l'histoire biblique par un double abandon. Abandon de sa terre et de sa parenté ; abandon de la possession de son fils Isaac, dans l'épisode de la ligature d'Isaac en Genèse 22. Abraham est, en quelque sorte, le contre modèle du riche et il est une figure de Lazare dont le nom signifie : mon-aide-vient-de-Dieu.
L'enjeu de la parabole : nous interroger, penser ce qui structure notre existence, ce qui la construit. Est-ce ce que nous possédons ? Ou bien, est-ce d'avoir accepté de reconnaître nos failles et de vivre dans ce rapport à l'altérité ? Dans ce rapport à l'altérité qui nous ouvrira un chemin possible d'existence au-delà de nos manques et de nos abandons, et, peut-être même, grâce à nos manques et nos abandons.
Cette parabole de Lazare ne nous décrit pas l'au-delà avec ses règlements de compte, mais nous invite à réfléchir à la façon dont, ici-bas, nous envisageons et nous comprenons notre propre vie, notre existence.