Lundi 13 mars ou mardi 14 mars 2023
Enquête sur Jésus de Nazareth – En quête de Jésus le Christ (2)
La Traversée de la nuit
Avec, comme fil conducteur, l'Évangile de Luc
Les controverses au Temple
Synthèse
Vignerons meurtriers
Replacer cette Parabole (Luc 20,9-19) dans l'ensemble du récit de la vie de Jésus.
- Le récit de la vie de Jésus s'inscrit à l'intérieur de la condition de tous les récits précédents dans l'histoire d'Israël (Premier Testament).
- Cent fois, l'épreuve du peuple a entraîné une rupture, une cassure. Le récit des bienfaits venus de Dieu se retourne en argument contre Dieu :
+ « Manquait-il de tombeaux en Egypte pour que tu nous aies menés mourir dans le désert ? » (Exode 14,11).
+ « Pourquoi as-tu tenu à faire passer le Jourdain à ce peuple si c'est pour nous faire périr ? » (Josué 7,7).
- On pourrait dire que Jésus porte à son comble l'épreuve d'Israël. Anticipons et regardons ce qu'il se passe à la Croix :
- Le peuple aurait pu dire : celui qui en a sauvé d'autres, nous croyons qu'il vaincra la mort…
- Mais, à l'inverse, les spectateurs (dont les chefs du peuple) « ricanent » :
+ « Ils disaient : il en a sauvé d'autres, qu'il se sauve lui-même s'il est le Messie de Dieu, l'Elu » (Luc 23,35).
+ « Lui qui a guéri un aveugle, ne pouvait-il pas sauver Lazare ? » (Jean 11,37).
- L'histoire de Jésus va jusqu'au bout des errances et des désespérances d'Israël, jusqu'aux disciples d'Emmaüs qui se lamentent : « Et nous, nous espérions qu'il était celui qui allait délivrer Israël » (Luc 24,21).
- Prenons aussi le cri de Jésus sur la croix : « Pourquoi m'as-tu abandonné ? » (Mt 27,46) : on ne comprend pas bien ce cri si on l'entend seulement comme une rupture ontologique entre Jésus, porteur du péché, et la sainteté du Père. Jésus ne crie pas seulement son propre abandon… Il crie son abandon en tant qu'il met le comble aux errances et au désespérances de son peuple.
- La vigne, selon le Premier Testament, est une représentation d'Israël. Si nous comparons La parabole de Luc à celle de Matthieu 21,33-46, nous lisons ceci : « Une propriétaire planta une vigne, l'entoura d'une clôture, y creusa un pressoir et bâtit une tour » (Mt 21,33, citant Isaïe 5,2). La clôture est une représentation de la Torah (la Loi) : la Torah était considérée comme une barrière de protection pour le peuple. Le sens de la Parabole d'Isaïe est une annonce de la rupture de l'Exil, de même que la Parabole de Luc décrira la mort du fils bien-aimé, la rupture par exclusion, mort et volonté de capter l'héritage.
- Les serviteurs représentent les prophètes envoyés par Dieu et le sort qui leur est fait. Rappelons-nous la lamentation de Jésus sur Jérusalem (Luc 13,34-35) : « 34Jérusalem, Jérusalem, toi qui tues les prophètes et qui lapides ceux qui te sont envoyés, combien de fois ai-je voulu rassembler tes enfants comme la poule rassemble ses poussins sous ses ailes, et vous n'avez pas voulu ! 35 Voici que votre Temple est abandonné à vous-mêmes. Je vous le déclare : vous ne me verrez plus jusqu'à ce que vienne le jour où vous direz : Béni soit celui qui vient au nom du Seigneur !
- Jésus raconte son peuple.
- La parabole des vignerons meurtriers (Luc 20,9-19) se présente avec quatre épisodes : trois vagues d'envoyés (10-12), puis l'envoi du fils bien aimé (13-15).
- Elle ne s'achève pas sur la proposition d'une prise de décision mais sur une double anticipation :
+ le meurtre du Fils
+ l'éviction des coupables
- Pour bien comprendre cette anticipation il faut se rappeler le réquisitoire de Jésus à l'encontre des Pharisiens et des Légistes (Luc 11,39-54, surtout les versets 47-51) : « Malheureux, vous qui bâtissez les tombeaux des prophètes, alors que ce sont vos pères qui les ont tués. Ainsi, vous témoignez que vous êtes d'accord avec les actes de vos pères, puisque eux, ils ont tué les prophètes et vous, vous bâtissez leurs tombeaux. C'est pourquoi la Sagesse de Dieu elle-même a dit : Je leur enverrai des prophètes et des apôtres ; ils en tueront et persécuteront afin qu'il soit demandé compte à cette génération du sang de tous les prophètes qui a été versé depuis la fondation du monde, depuis le sang d'Abel jusqu'au sang de Zacharie qui a péri entre l'autel et le sanctuaire ».
- L'histoire des meurtres est reprise depuis Abel, avant le temps d'Israël : on va du lendemain de la création jusqu'à l'heure présente. Depuis la création jusqu'à la décision finale selon la lecture de Luc qui souligne le dessein de la Sagesse divine à l'œuvre dans l'histoire (49). Cette histoire n'échappe pas au dessein de Dieu, de la Sagesse qui trace son chemin à travers les errances et les désespérances humaines.
- Puis, vient l'envoi du Fils. Comment comprendre cette idée de se débarrasser du Fils pour capter l'héritage ? S'affranchir de la Voix du Père pour suivre sa propre voie ! Comme ce désir est attribué aux plus hauts responsables religieux, on peut évoquer la parabole du Grand inquisiteur dans les Frères Karamazov de Dostoïevski (Voir le texte en annexe).
- Pour Luc, la décision des auditeurs de la Parabole est déjà prise: « 20, 17 Mais lui, posant son regard sur eux, leur dit : « Que signifie donc ce qui est écrit ? La pierre qu'ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d'angle. 18 Tout homme qui tombera sur cette pierre s'y brisera ; celui sur qui elle tombera, elle le réduira en poussière ! ».
- « La pierre rejetée par les bâtisseurs ». Cette citation du Psaume 117,22 est capitale pour tout le Nouveau Testament, verset du Premier Testament le plus cité dans le Nouveau et appliqué à la mort/résurrection de Jésus. Nous pouvons nous reporter au début de l'Evangile de Luc, à la prophétie du vieillard Syméon dans le Temple : « 2,34 Syméon les bénit, puis il dit à Marie sa mère : « Voici que cet enfant provoquera la chute et le relèvement (anastasis = résurrection) de beaucoup en Israël. Il sera un signe de contestation 35 – et toi, ton âme sera traversée d'un glaive – : ainsi seront dévoilées les pensées qui viennent du cœur d'un grand nombre. » Jésus comme signe de contestation, cela signifie qu'il va falloir prendre position pour ou contre lui. On va se heurter à cette pierre et, en même temps, c'est une pierre d'angle, la tête d'angle, ce sur quoi on peut vraiment se fonder. C'est la construction sur le roc et non sur le sable : c'est vraiment lui, le Christ, la pierre d'angle qui donne la solidité à tout l'édifice, qui fait notre solidité. La Croix qui est le symbole du rejet radical (la pierre rejetée) est ce que quoi l'on va reconstruire la foi et l'espérance (la pierre rejetée est devenue la pierre angulaire).
- Jésus leur annonce, révèle aux chefs du peuple la décision déjà prise en leur cœur.
- De sorte que tous seront tenus à distance à l'heure de la Croix: il n'y aura plus que deux lutteurs autour de Jésus, le Père et le « pouvoir des ténèbres » – « Quand j'étais avec vous chaque jour dans le Temple, vous n'avez pas mis la main sur moi ; mais c'est maintenant votre heure, c'est le pouvoir des ténèbres » (Luc 22,53).
- La Parabole des vignerons meurtriers raconte le passé (d'Israël) à partir du dessein de la Sagesse divine et elle annonce l'avenir comme fruit inexorable de ce long passé, depuis que la convoitise, la jalousie, la faute, a infecté l'origine (Abel).
+ On peut aussi se reporter à Jean 8,39-44 : « 39 Ils lui répliquèrent : « Notre père, c'est Abraham. » Jésus leur dit : « Si vous étiez les enfants d'Abraham, vous feriez les œuvres d'Abraham. 40 Mais maintenant, vous cherchez à me tuer, moi, un homme qui vous ai dit la vérité que j'ai entendue de Dieu. Cela, Abraham ne l'a pas fait. 41 Vous, vous faites les œuvres de votre père. » Ils lui dirent : « Nous ne sommes pas nés de la prostitution ! Nous n'avons qu'un seul Père : c'est Dieu. » 42 Jésus leur dit : « Si Dieu était votre Père, vous m'aimeriez, car moi, c'est de Dieu que je suis sorti et que je viens. Je ne suis pas venu de moi-même ; c'est lui qui m'a envoyé. 43 Pourquoi ne comprenez-vous pas mon langage ? – C'est que vous n'êtes pas capables d'entendre ma parole. 44 Vous, vous êtes du diable, c'est lui votre père, et vous cherchez à réaliser les convoitises de votre père. Depuis le commencement, il a été un meurtrier. Il ne s'est pas tenu dans la vérité, parce qu'il n'y a pas en lui de vérité. Quand il dit le mensonge, il le tire de lui-même, parce qu'il est menteur et père du mensonge.
+ Jésus discerne et dénonce un centre homicide au fond du cœur de ses adversaires, mais pour eux, ce fond est invisible.
- Le récit des vignerons meurtriers comporte un dénouement qui ne s'est pas encore produit : la vigne donnera du fruit aux mains d'autres vignerons – « 20,16Il viendra, fera périr ces vignerons et donnera la vigne à d'autres. » Les auditeurs dirent à Jésus : « Non, jamais ! » 17 Mais lui, posant son regard sur eux, leur dit : « Que signifie donc ce qui est écrit ? La pierre qu'ont rejetée les bâtisseurs est devenue la pierre d'angle. 18 Tout homme qui tombera sur cette pierre s'y brisera ; celui sur qui elle tombera, elle le réduira en poussière ! ».
+ La protestation des Sanhédrites (chefs et juges du peuple) – « Non, jamais ! » – est tragique. Car, ceux qui voulaient s'emparer de l'héritage – « Voici l'héritier. Tuons-le, pour que l'héritage soit à nous » – en excluant radicalement le Fils hors de la Vigne, entendent alors qu'ils auront tout perdu : ils seront écrasés par la « pierre angulaire » chargée de leur propre violence homicide.
- On peut relire le « Signe de Jonas » dans cette perspective (Luc 11,29-32): de même que Jonas a été entendu à Ninive après son immersion, une « parole » se lèvera après la disparition dans le tombeau. Et cette Parole sera portée, non par Jésus, mais par d'autres, ses témoins dont l'annonce de l'Evangile atteindra le bout du monde.
Parabole du Grand inquisiteur dans les Frères Karamazov de Dostoïevski
« Il a voulu, ne fût-ce qu'un instant, visiter ses enfants, et Il a choisi justement le lieu où flambaient les bûchers des hérétiques. Mû par son infinie pitié, Il vient encore une fois parmi les hommes, sous cette même forme humaine qu'il a revêtue durant trente-trois années quinze siècles auparavant. Il apparaît modestement. Il ne cherche point à attirer l'attention, et voilà que — chose étrange — tous Le reconnaissent. Et voilà que dans ce moment même passe tout à coup sur la place, près de la cathédrale, le grand inquisiteur en personne. Il s'arrête en face de la foule et observe de loin. Il a tout vu, il a vu qu'on déposait le cercueil aux pieds de l'Étranger, il a vu la résurrection de la jeune fille, et son visage s'est assombri. Il fronce ses épais sourcils blancs et son regard brille d'un éclat sinistre. Il tend le doigt et ordonne aux estafiers de Le saisir. Sa puissance est telle, il a si bien habitué le peuple à lui obéir en tremblant, qu'aussitôt la foule s'écarte devant les sbires ; au milieu d'un silence de mort, ceux-ci mettent la main sur Lui et L'emmènent. Au milieu des ténèbres, la porte de fer du cachot s'ouvre tout à coup, livrant passage au grand inquisiteur lui-même. Une lampe à la main, le vieillard s'avance lentement. Il est seul, la porte se referme aussitôt sur lui. Il s'arrête à l'entrée et longtemps, pendant une ou deux minutes, il contemple le visage du Prisonnier. À la fin il s'approche doucement, pose la lampe sur la table et Lui parle : — C'est Toi ? Toi ? Mais, sans attendre la réponse, il se hâte de poursuivre : — Ne réponds pas, tais-Toi. D'ailleurs, que pourrais-Tu dire ? Je sais trop bien ce que Tu dirais. Mais Tu n'as pas le droit d'ajouter quoi que ce soit à ce qui a été dit déjà par Toi auparavant. Pourquoi donc es-Tu venu nous déranger ? Car Tu es venu nous déranger, et Tu ne l'ignores pas. Mais sais-Tu ce qui arrivera demain ? Je ne sais qui Tu es et ne veux pas savoir si Tu es Lui ou seulement son image, mais, quoi qu'il en soit, demain je Te condamnerai et Te ferai périr dans les flammes, comme le plus pervers des hérétiques ; et ce même peuple qui aujourd'hui a baisé Tes pieds, demain, sur un signe de moi, s'empressera d'apporter des fagots à Ton bûcher, — sais-Tu cela ? « As-Tu le droit de nous annoncer un seul des secrets du monde d'où Tu es venu ? » Non, Tu n'en as pas le droit, puisque agir ainsi, ce serait ajouter à ce qui a été déjà dit auparavant et ôter aux hommes cette liberté dont Tu soutenais si ardemment la cause quand Tu étais sur la terre. Tout ce que Tu révélerais de nouveau porterait atteinte à la liberté de la foi chez les hommes, car cette révélation leur apparaîtrait comme un miracle, et autrefois, il y a quinze siècles, rien ne T'était plus cher que la liberté de leur foi. N'est-ce pas Toi qui alors disais si souvent : « Je veux vous rendre libres » ? On T'avait prévenu, Lui dit-il. Ce ne sont pas les avertissements et les conseils qui T'ont manqué, mais Tu ne les as pas écoutés. Tu as repoussé le seul moyen par lequel on pût rendre les hommes heureux ; mais, par bonheur, en T'en allant, Tu nous as légué la besogne. Tu as promis, Tu as donné Ta parole, Tu nous as conféré le droit de lier et de délier, et, sans doute Tu ne peux plus maintenant penser à nous retirer ce droit. Pourquoi donc es-Tu venu nous déranger ? »