« Maintenant – oracle du Seigneur – revenez à moi de tout votre cœur
Dans le jeûne, les larmes et le deuil !
Déchirez vos cœurs et non pas vos vêtements,
Et revenez au Seigneur votre Dieu,
Car Il est tendre et miséricordieux,
Lent à la colère et plein d'amour, renonçant au châtiment »
(Livre du Prophète Joël (2, 12-18)
Dans l’Evangile que nous lisons le mercredi des Cendres (Matthieu 6,1-6.16-18), la parole du Christ opère un discernement qui, telle une épée de feu, sépare, non pas la pratique chrétienne des pratiques analogues, mais la pratique hypocrite et servile de la pratique filiale. Elle nous redonne une intériorité.
Trois anges veillent, au seuil du Carême, pour nous accompagner en ce voyage :
- L'Ange de l’aumône, c’est-à-dire du don sans retour, qui se tient entre nous et autrui
- L’Ange de la prière, c’est-à-dire de la parole reçue de Dieu et tournée vers Dieu, qui se tient entre nous et Dieu
- L’Ange du jeûne, c’est-à-dire du besoin vital devenu offrande de liberté et qui se tient entre nous et le monde.
Qu’ont-ils à nous dire, à l’heure où l’Église s’engage dans sa marche au désert, vers Jérusalem, à la suite du Christ ?
Ils nous rappellent d’abord que nous ne sommes pas chrétiens seuls, mais chrétiens solidaires. Solidaires de cet immense courant d’humanité qui, des ashrams aux synagogues, des temples aux mosquées, à travers la diversité des civilisations et des cultes, a signifié sa quête de Dieu par le jeûne, l’aumône et la prière. Au point que Jésus, s’adressant à la foule au mont des Béatitudes, n’a pas à prescrire ces conduites comme un impératif, mais seulement à les constater : « Pour toi, quand tu pries… »
De l’obole de la veuve glissée dans le trésor du Temple à la dîme prescrite pour le Ramadan, de la prière bouddhique montant des temples tibétains à l’oraison silencieuse d’une carmélite de Lisieux, nous sommes solidaires de tous les donneurs et de tous les priants de la terre, de ce long fleuve de générosité, d’intercession et de louange qui, depuis l’origine, irrigue secrètement le monde ; nous sommes solidaires de tous les jeûneurs de l’histoire, du prophète Élie au Mahatma Gandhi, de ceux dont c’est le choix à ceux à qui n’ont pas d’autre choix.
Nous n’entrerons pas en Carême sans tous ces frères.
Mais nous y entrerons à la suite du Christ, et selon le Christ.
Dans l’Évangile que nous lisons ce mercredi des Cendres, sa parole opère un discernement qui, telle une épée de feu, sépare, non pas la pratique chrétienne des pratiques analogues, mais la pratique hypocrite et servile de la pratique filiale.
Nous sommes invités à passer d’une conduite sous le regard des hommes, motivée par ce regard et déployée sur la scène publique, à une conduite sous le regard de Dieu, motivée par lui seul, et recueillie « dans le secret », là où pénètre son seul regard.
La première est qualifiée d’hypocrite, car elle déguise en acte religieux une motivation mondaine. Elle nous enferme dans l’économie de marché : l’hypocrite reçoit le salaire de son intention, conformément à son intention – il est vu des hommes. Relation toute horizontale, qui obture la brèche de transcendance que la prière, le jeûne et l’aumône ont vocation de faire dans notre histoire.
Mais au-delà s’ouvre la conduite filiale : elle concerne et convoque chacun de nous, singulièrement : « Pour toi, quand tu fais l’aumône… » Et voici que se creuse en nous un autre espace. C’est, au cœur de notre être, le lieu de l’intériorité inviolable, ce saint des saints où nous-mêmes n’avons accès que par révélation. De ce lieu montent notre prière et notre offrande ; et si nous devons jeûner en nous parfumant le visage, c’est qu’ainsi notre visage reflétera la joie silencieuse qui, comme un parfum de grand prix, en émane, sans que nous sachions ni d’où elle vient, ni où elle va. Il nous est seulement dit qu’en ce lieu notre Père des cieux est présent.
… vers le Père
Ces gestes font brèche vers le Père. C’est pourquoi notre jeûne, notre prière, nos aumônes ne nous reviennent plus en bénéfices mondains, selon la logique mercantile des hypocrites. Ils n’obtiennent pas de salaire : il n’est de salaire que pour les travailleurs à gages. Il n’est pas de salaire pour les fils. Mais nous recevons un don en retour. Et que peut nous donner le Père, sinon précisément de le connaître comme notre Père, et de nous reconnaître comme ses enfants ?
Alors notre jeûne, notre prière, notre aumône peuvent vraiment rejoindre, bien au-delà de ce que nous en percevons, la grande attente spirituelle de nos contemporains. Car ces gestes viennent contester silencieusement l’illusion de transparence totale, et finalement totalitaire, dans laquelle la personne singulière, en perdant son droit au secret, perd sa profondeur sacrée.
Ils remplacent la société du spectacle, dans laquelle chacun n’existe et n’est reconnu que s’il fait parler de soi, par l’intimité silencieuse de l’âme, où Dieu habite. Ils restituent au corps propre sa pudeur, c’est-à-dire sa vocation à signifier cette intériorité sans pour autant l’exposer à tous regards.
Ils prennent à rebours les lois du marché, introduisant dans le temps compté, monnayé, rationalisé, la gratuité toujours un peu folle du don sans calcul ni raison.
Alors, la prière prend forme filiale : « Abba, Père ». Alors, l’aumône se fait fraternelle. Et le visage lavé par le jeûne peut poser sur le monde un regard de bénédiction.
Marguerite Léna, philosophe chrétienne