Le possédé de Gérasa
Ce récit, un des plus étranges des Evangiles, met en scène trois protagonistes : un thaumaturge, en l'occurrence Jésus ; le possédé ; les témoins. La scène se déroule en territoire païen.
Nous avons repéré trois moments dans ce récit :
- Une présentation du possédé (26-29)
- Un dialogue entre le possédé et Jésus avec l'expulsion pour conséquence (30-33)
- Les réactions des témoins de la scène (34-38)
Dans sa description du possédé, Luc insiste sur sa déshumanisation : il habite les déserts et les tombeaux (lieu de la mort) ; il est doté d'une force surhumaine ; il ne parle pas puisque ce sont les démons qui parlent en lui ; il s'automutile selon la version de Marc.
Le dialogue entre Jésus et le possédé est étrange : on ne sait si c'est l'individu qui parle ou une force, nommée « Légion », qui parle en lui. C'est un dialogue surréaliste : les esprits impurs supplient de se projeter dans les porcs et sont autorisés par Jésus. La précipitation des porcs dans la mer s'ensuit : la mer est le lieu des abîmes, de la mort, des forces du mal. L'exorcisme fait donc retourner les démons à leur espace originaire.
Les conséquences de l'exorcisme sont triples :
- Les gardiens de troupeau s'enfuient vers la ville pour raconter l'événement.
- Les gens de la ville se déplacent pour constater le changement opéré.
- Deux conclusions paradoxales clôturent le récit : les Géraséniens demandent à Jésus de quitter leur territoire. Pourquoi une telle exclusion ? Sans doute parce que la guérison perturbe l'ordre des choses. Ce qui existait auparavant ne peut plus subsister. D'autre part, le démoniaque guéri demande à suivre Jésus et se heurte à un refus et se voit confier une mission, annoncer chez les siens ce que le Seigneur a fait pour lui.
Pourquoi ce refus de Jésus ? Une hypothèse : Jésus refuse que le démoniaque guéri devienne esclave de son bienfaiteur. Ce serait passer d'un esclavage à un autre : de celui des démons à son guérisseur. La volonté de Jésus n'est pas de s'attacher cet humain mais de le rendre sujet de sa propre parole, libre dans son identité restaurée.
Actualisation d'un tel récit :
Rappelons-nous que le démon du possédé a pour nom « Légion ». Demandons-nous : pourquoi une telle production industrielle de porcs ? Nous sommes en territoire païen et cet élevage massif est sans doute destiné à nourrir les armées de l'occupant romain. Ainsi, la principale activité de ces Géraséniens n'est pas de s'occuper du proche en son humanité blessée mais plutôt de la production économique qui fait leur profit.
Le possédé, celui qui réclame de l'attention et du soin, a pris le nom de l'objet qui occupe les gens de son voisinage, de sa région : il est « Légion », il n'est plus un humain. Ce que cet homme attendait, espérait, c'est un dialogue possible avec les autres. Jésus le fait accéder à la parole, à son identité.
Mais cela déplace, remet en question l'objet qui occupe les gens de la ville, à savoir le profit qu'ils tirent de leur activité industrielle. L'exclusion de Jésus de leur territoire est une tentative pour que tout redevienne comme avant. Peine perdue ! La proclamation de la guérison va se répandre dans tout le territoire !
Luc 10,24-37 : le bon samaritain
Quel lien peut-on établir entre la guérison du possédé et cette parabole ?
Remarquons que la parabole s'inscrit dans le contexte d'un dialogue entre un légiste et Jésus, dialogue présenté comme une épreuve pour Jésus. Nous sommes placés au cœur du débat qui affronte Jésus aux Pharisiens. Dans quelle case mettre Jésus ? Ce maître, de qui tient-il son autorité ? D'où lui viennent ce savoir et cette puissance qu'il déploie ?
Ainsi, le légiste, théologien spécialiste de l'interprétation de la Loi, pose-t-il des questions pour essayer de savoir à quelle filiation Jésus appartient : est-il de l'école de Shamaï, de celle d'Hillel ? Un véritable jeu de pistes !
« Dans la Loi qu'est-il écrit ? Comment lis-tu ? » Le Légiste répond excellement à la question de Jésus en condensant la totalité des prescriptions (613) dans les deux commandements de l'amour. Et Jésus s'accorde à cette bonne réponse.
Or le Légiste en vient à poser la question qui tue : « Et qui est mon prochain ? » Question très débattue à l'époque : pour certains, c'est seulement l'Israélite, pas l'étranger ; pour d'autres, le cercle du prochain se restreint à la confrérie religieuse ; pour d'autres enfin, il s'agit de ma famille, de mon clan…
Or Jésus ne répond pas à la question mais en vient à raconter une histoire, la parabole. Il raconte la pire histoire qui puisse se raconter. Il y a un voyageur blessé, mourant au bord du chemin, un Lévite et un Prêtre de retour du Temple de Jérusalem, revêtus de pureté et de sainteté, dans la plus grande proximité de Dieu qui puisse se rêver pour un homme religieux. Or, leur comportement religieux formaliste, poussé à l'extrême, dit ceci : l'amour de Dieu nous éloignerait de l'amour du prochain !
Alors, Jésus va choisir le pire des passants, un Samaritain, le mauvais croyant par excellence, l'excommunié, l'hérétique. La description des gestes du Samaritain est volontairement détaillée : jusqu'au détail des deux pièces d'argent données à l'aubergiste pour le soin du blessé. Interprétation magnifique et symbolique d'Origène : les deux deniers symbolisent le Premier Testament et le Nouveau qui s'accomplissent l'un dans l'autre par le geste de cet homme ! Le Samaritain devient exemplaire de l'accomplissement de la Loi.
Et Jésus retourne la question : « Lequel des trois, à ton avis, s’est montré le prochain de l’homme qui était tombé sur les bandits ? ». Le prochain n'est pas un statut par rapport à moi, mais un statut de moi par rapport à quelqu'un de qui je me fais proche. Ce renversement nous tire sous les pieds le tapis de notre tranquillité : tout être humain au bord du chemin me devient un proche.
Jésus invite donc le spécialiste de la Loi à s'identifier à l'homme blessé sur le bord du chemin, à se laisser approcher et secourir par le hors la Loi, le Samaritain. Le légiste subit une perturbation de son univers religieux enfermant.
Les Pères de l'Eglise proposent plusieurs interprétations de la figure du blessé :
- Le blessé représente l'humanité et Jésus est le Samaritain qui vient secourir et délivrer de la mort.
- Celui qui est blessé au bord du chemin représente Jésus : c'est la figure du Serviteur souffrant, massacré, exclu.
L'histoire prend alors une autre mesure et pourrait s'interpréter comme une annonce de la Passion du Christ. Et le premier Samaritain qui prend soin de Jésus dans sa Pâque, c'est le Dieu Père qui lui fait traverser la mort.
A la question : Qui est mon prochain ? la parabole répond : c'est celui qui se fait proche, celui qui se rapproche de moi et ne fait pas un détour au nom de la Loi, de la pureté, de l'appartenance…
Jésus dit ainsi au légiste : c'est toi qui décides qui est ton prochain en te faisant proche par la compassion que tu exerces parce que tu discernes où est le cœur de la Loi, au concret même de ton existence, au cœur des relations. Le légiste va pouvoir adopter un tout autre point de vue : « Tu aimeras ton prochain comme toi-même », celui dont tu te fais proche et à qui tu fais goûter ce qui habite le cœur de Dieu.
Pistes de réflexion proposées par Thérèse Dumond
« Et qui est mon prochain ? ». La réponse de Jésus fait éclater le carcan de la loi, pour donner libre cours à la créativité de la charité. Le Samaritain de la parabole déploie une série d'activités : il est d'abord saisi de compassion, puis il soigne et porte le blessé, il le conduit, paie pour lui et le confie aux soins de l'aubergiste …
Quelle magnifique invitation pour nous, à oser déployer toutes les formes de charité dans notre vie !
Aujourd'hui en 2022, nous pouvons nous questionner sur les combats à mener, sur ce que notre monde attend ou tout du moins a le plus besoin. Cette pandémie qui a parcouru le monde, la guerre en Ukraine et les énormes perturbations climatiques de notre planète doivent être pour nous source d'interpellation.
Comment l'Évangile continue d'être annoncé, comment rejoindre tous ceux qui sont fragilisés, tous ceux qui vont être laissés au bord du chemin ?
Le pape François, par sa troisième encyclique, Fratelli Tutti, donne une réponse pour l'Église universelle, l'interprétation qu'il donne de la parabole du bon samaritain y est lumineuse, cette encyclique est prophétique car elle ouvre un chemin, une réponse pour notre monde, bien au-delà de des événements qui nous affectent ces derniers temps.
Je vous invite à relire ce passage de l'Encyclique (chapitre 2 entier de Fratelli Tutti)
Et nous que répondons-nous ? On peut se féliciter du texte du pape François, on peut l'applaudir mais nous, comment allons-nous nous convertir, changer notre cœur, notre regard pour nous rendre attentifs aux détresses de notre monde ?
Cela doit passer par du faire, de l'action, le bon samaritain n'est pas resté les bras croisés et, en même temps, il a su trouver les relais pour que le blessé soit soigné, il l'a confié à l'aubergiste qui a pris la suite jusqu'à la guérison complète. Nous ne pouvons certainement pas tout faire mais nous pouvons faire notre part.